Deux mois, en ce début de novembre. Deux mois qu’il ronge son frein comme un vieux lion en cage, quelque part en un lieu tenu secret par ses gêoliers  dans la presqu’lle de Kaloum, commune de Conakry. Rien à voir certes avec les cellules infectes de la prison centrale dont il fut l’hôte pendant plus de deux ans, au tournant des années 2000 Mamadi Doumbouya, le chef de la junte qui l’a renversé à l’aube du 5 septembre, s’est engagé auprès des chefs d’Etat de la région à ce qu’il bénéficie de conditions de détention décentes: chambre, salon, soins, repas préparés par son propre cuisinier, appareils de fitness. Tout, sauf l’essentiel, ce qui fait la différence entre un homme libre et un prisonnier des interlocuteurs et un téléphone.

« Un téléphone » – s’exclame-t-il, devant moi l’un de ses ex-pairs avec qui il eut souvent maille à partir. « Vous n’y pensez pas » « Autant lui remettre une grenade dégoupillée entre les mains, personne ne peut contrôler Condé! Personne, effectivement. A commencer par le colonel Doumbouya, qui semble décidé à maintenir sous étroite surveillance un personnage jugé radioactif, le temps de consolider son propre pouvoir – c’est-à-dire sine die. A commencer aussi par les chefs d’Etat, beaucoup plus préoccupés, en Guinée comme au Mali, par la durée des transitions militaires que par le sort de leurs camarades déboulonnés. Qui, en dehors d’Alassane Ouattara et de Denis Sassou Nguessa, a manifesté la moindre compassion lors de la chute brutale de ce président de 83 ans, exhibé comme un trophée par ses tombeurs dans les rues du quartier frondeur de Bambeto? Et pourtant, qui, dans une région où seuls deux pays, le Sénégal et le Cap Vert, n’ont jamais connu de coup d’Etat, peut se croire à l’abri d’un tel revers de fortune? Certes, comme le disait crûment devant nous le président bissau-guinéen, Umano Sissoco Embalo, adversaire déclaré d’Alpha Condé, ce dernier « paie cash ses mauvaises relations avec beaucoup d’entre nous ». Mais pour Condé aujourd’hui comme pour IBK hier, nul ne s’étonne que ce qui devrait être l’exigence première-à savoir le rétablissement dans ses prérogatives d’un président chassé du pouvoir par des voies anticonstitutionnelles n’ait pas et si ce n’est de façon expéditive et non contraignante, formulée par la communauté internationale. Premier chef d’Etat élu démocratiquement dans l’histoire de la Guinée, Alpha Condé aura été le premier à être victime d’un coup d’Etat dans l’exercice de ses fonctions. Difficile d’y voir autre chose qu’une régression.

Frustrations

Les images de foules en liesse sur les grands axes qui transpercent Conakry, au lendemain du putsch ainsi que l’absence de toute mobilisation de la part des partisans du Professeur déchu sont autant de phénomènes trompeurs. D’abord parce que l’enthousiasme des uns et l’atonie des autres relèvent d’une psychologie des masses somme toute banale sur le continent susceptible d’entrainer les mêmes effets dans n’importe quelle capitale où se produit un coup d’Etat. Les anciens confrères d’Alpha Condé ne devraient nourrir aucune illusion à ce sujet. Ensuite, parce que ce putsch, contrairement à d’autres, ne doit rien à l’opposition et à la société civile guinéennes, ni même à la situation économique et sociale. Sur ce dernier point, comme le soulignait Joël Té-Léssia Assoko dans le dernier JA, la décennie Alpha Condé a plutôt été une réussite en termes de PIB par habitant, d’accès à l’électricité, de taux de croissance et de réduction des inégalités salariales. Beaucoup plus que son troisième mandat controversé ce qui a « tué « Alpha, c’est son style unique de gouvernance, ou plutôt de micro-management, qui le conduisait à décider de tout, à tout contrôler par lui-même en contournant systématiquement les chaines hiérarchiques, au prix d’un nombre incalculable de frustrations, de rancœurs et d’humiliations. Incendier au téléphone le directeur de la télévision en plein JT parce qu’un reportage lui déplaisait, tancer un ministre sur la foi d’une plainte envoyée via SMS par une commerçante du marché (ses numéros de portable relevaient quasiment du domaine public), surveiller le débarquement des cargaisons de riz vietnamien sur le port de Conakry, profiter d’un entretien avec l’émir du Qatar ou le président de la République française pour appeler la terre entière et contraindre ses interlocuteurs, aussi surpris que gênés, à échanger quelques mots au téléphone, c’était cela le style Alpha. Celui d’un chef d’État de 83 ans qui, rentré de Turquie à 7heures quelques jours avant le putsch, se rendait directement de l’aéroport aux bureaux de ses ministres, histoire de coincer les retardataires.

Faux nez

Cette position de président de tout et de partout reposait sur une sorte de triptyque à la fois inamovible et fragile. Un patriotisme en Kevlar tout d’abord: sincère, profond. dévorant. Alpha Condé mange, rêve, respire Guinée, et seule la Guinée l’intéresse. Une certitude ensuite: celle d’avoir raison. Même s’il lui arrive d’être influencé par ceux qui lui susurrent à l’oreille ce qu’il souhaite entendre, l’auto critique est quasiment absente de sa psychologie. Une profonde défiance enfin vis-à-vis des politiciens et des cadres guinéens. qu’il estime dans leur grande majorité vénaux, abouliques et incompétents. Un jugement à ses yeux valable également pour les chefs de l’armée guinéenne, tous ces généraux et ces colonels qu’il a fait maigrir dans tous les sens du terme-solde et tour de taille et dont aucun ou presque. faut-il s’en étonner, n’a levé le petit doigt pour le défendre au matin du 5 septembre. Eux aussi, y compris le ministre de la Défense, étaient régulièrement court-circuités par un président à qui un simple sergent pouvait s’adresser par-dessus leurs galons et leurs étoiles. Un seul, avant qu’il se ravise trop tardivement, puisqu’on sait maintenant qu’il comptait le réaffecter loin de son corps, trouvait grâce à ses yeux: le commandant des forces spéciales Mamadi Doumbouya.

Ce n’est donc pas la rue, l’opposition, le troisième mandat, ni même l’armée en tant que telle qui ont miné le pouvoir d’Alpha Condé, c’est lui-même et sa personnalité omniprésente, omnisciente, à ce point envahissante qu’elle avait fini par occulter tout le reste et en particulier la remise prometteuse de la Guinée sur les rails du développement économique. Quant au colonel Doumbouya, qui s’est emparé du pouvoir à la tête d’une unité de quelques centaines d’hommes seulement, il sait manifestement qu’il ne doit rien à personne. Côté pile: un discours qui se veut rassurant et inclusif, la libération de détenus et le retour d’exilés, la nomination d’un Premier ministre, Mohamed Béavogui, à la fois apolitique et doté d’une expérience internationale, mais aussi une certaine habileté à manier les symboles contradictoires, qui le conduit à se faire adouber par la veuve de Sékou Touré tout en rendant hommage aux victimes de ce dernier. Côté face: lui non plus, manifestement, ne tient pas les haut grades de l’armée en grande estime: quarante généraux et deux amiraux ont été mis à la retraite d’office, sans états d’âme et en dépit du fait que la quasi-totalité d’entre eux s’étaient ralliés à lui dès les premières minutes du coup d’État. Lui non plus ne semble guère se soucier des partis traditionnels et de leurs chefs. Même si le Front national de la défense de la Constitution a effacé d’un coup d’ardoise magique son nom (ainsi que celui du nouveau patron de la gendarmerie, le colonel Balla Samoura) de la liste des personnalités considérées comme « complices » du « coup d’Etat constitutionnel  » de 2020, Mamadi Doumbouya, en bon militaire, se méfie manifestement d’une classe politique usée, dont les principaux leaders ont occupé des postes gouvernementaux avant ou après 2010, ainsi que des organisations de la société civile qui en sont, pour une large part, les faux nez.

Deux mois après son irruption au pouvoir, on ne connaît toujours pas la composition du Comité militaire (le CNRD), ni la durée de la transition. Des zones d’ombre continuent d’entourer le déroulement du putsch du 5 septembre, notamment le nombre et l’identité des morts (on parle de plusieurs dizaines, inhumés à la sauvette), et le pillage du palais de Sekhoutoureya, désormais livré aux fantômes et aux génies. Des inquiétudes aussi, quant au comportement des Forces spéciales qui font régner un semblant d’ordre à Conakry, se heurtant parfois à la police, et se montrent particulièrement intrusives, n’hésitant pas à saisir les véhicules de société des proches de l’ancien régime. Tout cela ne traduit pas une grande sérénité, même si la junte demeure pour l’instant populaire et se montre globalement prudente, sous l’œil mi-clos d’une communauté internationale beaucoup moins concernée par la Guinée que par le Mali. Pas un mot depuis Paris notamment, où l’on doit se dire qu’après tout un Français en remplace un autre. L’ancien prof à la Sorbonne et l’ex-légionnaire sont en effet tous deux des binationaux. Ils n’ont plus désormais que cela en commun.

Avec Jeune Afrique