Sales temps pour Mark Zuckerberg.  Une vidéo qui ne dure que 13 minutes, a suffi pour mettre en branle tout l’état-major de Facebook. La lanceuse d’alerte à l’origine du dernier scandale dans la tech, les « Facebook Files », est apparue pour la première fois à visage découvert dans une interview dimanche sur la chaîne américaine CBS, un tournant dans cette affaire qui met à mal depuis des semaines le plus grand réseau social de la planète.
Cheveux blonds lissés et tailleur beige, Frances Haugen, 37 ans, a passé deux ans chez Facebook comme cheffe de produit avant de quitter l’entreprise au printemps, déçue par la politique de modération de la plateforme aux 3 milliards d’utilisateurs. Mais en partant, cette ingénieure passée par Harvard avait emporté plusieurs études internes qu’elle avait ensuite fait fuiter au « Wall Street Journal » .

Déclinées en une série d’articles, les révélations du quotidien américain ont à leur tour provoqué la pire crise chez Facebook depuis le scandale Cambridge Analytica en 2018. Selon le journal, Facebook était parfaitement conscient des problèmes causés par ses différentes plateformes. Mais le groupe a continué à les nier en public, et refusé de partager des données qu’il avait pourtant en interne. Par exemple, Facebook a continué de travailler sur une version d’Instagram pour les moins de 13 ans, alors que ses propres recherches avaient montré l’impact négatif de la plateforme sur les adolescentes déjà mal à l’aise avec leurs corps.

Frances Haugen raconte que lors de la campagne présidentielle américaine de novembre 2020, Facebook a modifié ses algorithmes pour réduire la diffusion de fausses informations. Une fois l’élection terminée, l’entreprise a reconfiguré ses algorithmes comme avant « pour donner la priorité à la croissance plutôt qu’à la sûreté ».

« Il y avait des conflits d’intérêts entre ce qui était bon pour le public et ce qui était bon pour Facebook », renchérit Frances Haugen. Pour elle, cela ne fait aucun doute : le groupe « choisissait de privilégier ses intérêts, c’est-à-dire faire plus d’argent ». Ce retour aux anciens algorithmes aurait permis à nombreux utilisateurs de se servir de  Facebook pour mobiliser des manifestants en vue de l’assaut du Capitole le 6 janvier 2021. Lors de cette invasion, quatre personnes ont trouvé la mort : trois émeutiers et un policier.

La lanceuse d’alerte espère ainsi amener la plate-forme à changer totalement son mode de fonctionnement, à le rendre plus humain, plus sécurisé et surtout moins « tourné vers l’argent ». « Personne chez Facebook n’est malveillant », a-t-elle affirmé, « mais les intérêts ne sont pas alignés ». Quant à Mark Zuckerberg, le co-fondateur et PDG de Facebook, il n’a jamais cherché à faire de Facebook une plateforme haineuse, « mais il a permis que des choix soient faits », en laissant la porte ouverte à la diffusion de contenus haineux. « J’ai vu pas mal de réseaux sociaux, et la situation chez Facebook était sensiblement pire que ce tout ce que j’avais pu voir avant », ajoute l’ingénieure, qui a aussi travaillé pour le site de rencontres Hinge, Yelp (évaluation de commerces par les internautes) ou Pinterest.

Mi-septembre, l’entreprise s’était déjà retrouvé confrontée aux enquêtes du Wall Street Journal, auquel France Haugen avait transmis des documents internes. On apprenait que Facebook, qui avait racheté Instagram en 2012 pour un milliard de dollars, avait mené plusieurs études sur les effets positifs ou négatifs de cette plate-forme sur les adolescents, en particulier les jeunes filles. La conclusion était sans appel : 32 % des adolescentes considéraient que l’utilisation de cette application de partage de photos leur avait donné une image encore plus négative de leur corps lorsqu’elles n’en étaient déjà pas satisfaites.

Dimanche, Nick Cleff, le vice-président du groupe a pris la parole sur la chaîne CNN, pour tenter de limiter l’impact prévisible de la future interview de Frances Haugen. La responsabilité « de l’insurrection » sur le siège du Congrès « incombe aux personnes qui ont infligé les violences et à ceux qui les ont encouragées, dont le président (Donald) Trump », a-t-il affirmé. « Nos recherches ou celles de n’importe qui d’autre ne corroborent tout simplement pas le fait qu’Instagram soit mauvais ou toxique pour tous les adolescents », a-t-il encore rétorqué. Selon lui, il n’est pas surprenant que les réseaux sociaux exacerbent les complexes des plus jeunes s’ils se sentent mal dans leur peau « au départ ». Il admet cependant que cela ne doit pas empêcher son groupe de comprendre « comment (il) contribue aux contenus négatifs et extrêmes, aux discours haineux et à la désinformation ».

Frances Haugen va quant à elle être auditionnée ce mardi 5 octobre par la commission au Commerce du Sénat américain. Certains hommes politiques ont déjà affiché leur soutien à la lanceuse d’alerte, à l’instar du sénateur démocrate Richard Blumenthal. Ce membre de la commission a tenu à saluer le courage de la jeune femme. « Les actions de Facebook  montrent clairement qu’il ne se réformera pas seul […] Nous devons envisager une régulation plus stricte », a-t-il conclu dans un communiqué.