Ce sont des militaires qui l’ont chassé du pouvoir, le 5 septembre dernier, or Alpha Condé avait vraiment investi dans la professionnalisation de l’armée guinéenne, obtenant même des résultats, insiste la chercheuse Anna Dessertine.

De l’armée, Alpha Condé s’est longtemps méfié. Dès son arrivée au pouvoir en 2010, il a fait de sa restructuration sa priorité. Avec l’appui des bailleurs de fonds, il a lancé une grande Réforme du secteur de la sécurité (RSS), visant à professionnaliser la troupe et à restaurer son image. Élu pour prendre la suite d’un régime de transition dirigé par des militaires, l’ancien opposant savait que, pour gouverner, mieux valait les avoir à l’œil et, au besoin, satisfaire certaines de leurs revendications. Il connaissait l’enjeu, mais imaginait-il que l’armée allait se retourner contre lui ?

Le 5 septembre, il a finalement été renversé par un coup d’État perpétré par Mamady Doumbouya, un lieutenant-colonel auquel il avait choisi d’accorder sa confiance, en dépit des mises en garde, et qu’il avait nommé à la tête de ce groupement des forces spéciales qui faisait sa fierté.

Auteur d’un article intitulé « L’État, ce n’est personne ? Les relations de pouvoir dans l’armée guinéenne », la chercheuse et anthropologue Anna Dessertine a séjourné dans le camp Soundiata Keita de Kankan, en Haute-Guinée, la région dont sont originaires Alpha Condé et Mamady Doumbouya. Pour Jeune Afrique, elle revient sur la manière dont le président avait tenté de reprendre la troupe en main et souligne la spécificité du coup d’État du 5 septembre, par opposition à celui de Moussa Dadis Camara, en 2010.

Jeune Afrique : Alpha Condé ayant été renversé par des militaires, est-il juste de dire qu’il a échoué à réformer l’armée ?

Anna Dessertine : Cette réforme a eu des effets contrastés, mais on ne peut pas parler d’échec. Son objectif était de structurer le secteur de sécurité dans son ensemble et de le professionnaliser. Mais elle avait aussi une visée opérationnelle : il fallait que l’armée ne soit plus déployée qu’aux frontières et que les militaires rentrent dans les casernes – c’est ce que l’on a appelé  « l’encasernement ».

Sous la présidence de Lansana Conté, les soldats étaient trop présents dans l’espace public et ils avaient une capacité d’action qui pouvait s’avérer dangereuse. Avec sa réforme, Alpha Condé a réussi à réduire leur présence dans les villes.

LES AÎNÉS ONT PARFOIS ÉTÉ FRUSTRÉS DE VOIR LEURS CADETS MONTER EN GRADE

Le but de la RSS, c’était aussi de proposer une meilleure formation aux militaires, en Guinée ou à l’étranger, via notamment les formations onusiennes, pour leur permettre de monter en grade. Mais cela a parfois créé des crispations intergénérationnelles.

Les aînés, recrutés dans les années 2000 après avoir servi volontairement lors des attaques rebelles le long des frontières avec la Sierra Leone et le Liberia, ont parfois été frustrés de voir leurs cadets monter en grade et bénéficier de traitements auxquels ils n’ont jamais eu droit.

Le dernier rapport d’évaluation de la RSS, conduit pour le compte de l’ONU, souligne de réelles avancées, mais il pointe aussi certaines lacunes. Quelles sont-elles ? 

La chaîne de commandement de l’armée guinéenne fonctionne souvent sur la base d’une redistribution qui est à la fois financière et matérielle. Dans certains camps, on se rend parfois compte que les dotations n’arrivent pas, notamment celles qui sont destinées à l’équipement.

Dans de nombreux camps éloignés de la capitale, les officiers subalternes sont confrontés à une certaine précarité. Certains sont obligés de se loger en dehors et de payer des loyers. D’autres ont doivent parfois s’acheter eux-mêmes leurs tenues militaires, ce qui peut alimenter un mécontentement contre la hiérarchie.

CE COUP D’ÉTAT EST AVANT TOUT CONJONCTUREL

On a parfois lu, ces dernières années, que l’armée guinéenne était devenue « républicaine ». Qu’est-ce que cela veut dire ? 

Une armée républicaine, c’est une armée non politisée, qui n’est pas susceptible de déstabiliser le pouvoir civil et qui est capable, dans le même temps, de se mettre à son service.

Pourtant, les forces spéciales ont fait irruption sur le devant de la scène politique et ont renversé Alpha Condé, le 5 septembre… 

Oui, mais ce coup d’État est avant tout conjoncturel : il n’a rien à voir avec les réformes entamées ces dernières années par les autorités guinéennes. Il résulte des frustrations récentes de cette unité particulière, bien différentes de celles des autres unités de l’armée, plutôt liées à des conditions précaires et à des logiques népotiques persistantes.

À la création des forces spéciales, en 2018, Alpha Condé leur a donné beaucoup de pouvoir et il a placé une grande confiance en Mamady Doumbouya. On parle d’une unité d’élite, qui était complètement à part et dont les autres corps se méfiaient. C’est quand cette unité s’est sentie mise à l’écart qu’elle a décidé d’agir.

Par ailleurs, si ce putsch est à mon sens particulier, c’est parce que c’est une sorte de révolution de palais. Tout comme Alpha Condé et beaucoup de hauts gradés, Mamady Doumbouya est un Malinké. C’est différent de l’époque du coup d’État de Moussa Dadis Camara, qui résultait d’une fragmentation de l’armée.

Pourquoi Alpha Condé avait-il placé tant d’espoirs dans cette unité, au détriment d’autres corps de l’armée ?

Au départ, Alpha Condé a décidé de créer les forces spéciales pour lutter contre le terrorisme. L’une des spécificités de cette unité est qu’elle fonctionne en réseaux. C’est pour cette raison qu‘Assimi Goïta et Doumbouya se connaissent : ils ont eu l’occasion de se rencontrer lors d’entraînements communs. Cette unité fonctionne beaucoup par extraversion dans la mesure où nombre de ses cadres ont été formés à l’extérieur. C’est le cas du lieutenant-colonel Doumbouya qui a été formé à l’extérieur de la Guinée avec l’appui de la communauté internationale, dont la France et les États-Unis.

ALPHA SE MÉFIAIT DE SES OPPOSANTS POLITIQUES

Mais au fil du temps, celle-ci s’est muée en deuxième garde présidentielle et a un temps garanti la disparition de l’opposition en Guinée. Alpha se méfiait de ses opposants politiques, mais à la lecture des récents évènements, il ne se méfiait sans doute pas des bonnes personnes.

Jeune Afrique