Après la Guinée et son lieutenant-colonel guinéen Mamady Doumbouya, le Soudan et son général al-Burhane. Il est le quatrième pays en Afrique à connaître un coup d’État militaire en 2021. Comment expliquer cette succession de prise de pouvoir par l’armée ? Explications avec Gilles Yabi, fondateur de WATHI, groupe de réflexion citoyen de l’Afrique de l’Ouest.
TV5MONDE : Le Soudan en 2019, le Tchad en avril, le Mali en mai puis la Guinée et à nouveau le Soudan, qu’est-ce qui explique la répétition des putschs militaires sur le continent ?
Gilles Yabi, fondateur du groupe de réflexion citoyen WATHI : Les prises de pouvoir par l’armée sont des événements politiques qui s’inscrivent d’abord dans l’histoire de chaque pays. Le Soudan et le Tchad sont des pays qui ont majoritairement fonctionné avec des régimes dominés par les militaires, maquillés sous forme de pouvoir civil. En Guinée, on a eu des circonstances spécifiques qui ont créé les conditions idoines pour un coup d’État. Il faut faire attention à ne pas généraliser et à nier les situations politiques propres à chaque pays.
Les environnements sécuritaires dégradés offrent la possibilité aux militaires de jouer un rôle politique de premier rang en se prévalant d’une capacité à maintenir la sécurité. C’est notamment cet argument qui a servi au pouvoir militaire au Tchad après le décès d’Idriss Déby : le pays fait face à des rébellions, joue un rôle important dans la lutte contre le terrorisme. On met donc en avant l’impératif de préserver la stabilité sécuritaire avec des militaires qui détenaient déjà la réalité du pouvoir, plutôt que de pousser vers un changement politique profond qui amènerait vers un pouvoir civil et démocratique.
C’est en cela aussi que l’accession au pouvoir du fils d’Idriss Déby a donné lieu à une validation immédiate de la part de partenaires importants comme la France. On reste dans la continuité de l’histoire contemporaine du Tchad. Idriss Déby avait déjà pris le pouvoir par les armes, avant de se faire élire par la suite, et l’armée a toujours été au cœur de l’exercice du pouvoir.
Au Mali, de la même manière, la situation sécuritaire du pays, notamment l’émergence d’une nouvelle rébellion touareg puis l’entrée en scène des groupes djihadistes, a créé les conditions du coup d’État de mars 2012. Le contexte sécuritaire toujours dégradé neuf ans plus tard a favorisé le retour au premier plan des militaires avec deux coups d’État en quelques mois.
Ce sont toujours les conditions politiques qui facilitent l’arrivée au pouvoir des militaires.
Gilles Yabi
TV5MONDE : Ces prises de pouvoir sont donc conditionnées par un lien entre l’armée et le pouvoir politique déjà fort ?
Les évolutions politiques de ces pays ne sont jamais à analyser seulement avec une approche de court terme. Lorsqu’on regarde le Mali ou le Tchad ou la Guinée, il y a une longue histoire de présence militaire sur le plan politique.
En Guinée, à part Sékou Touré qui avait instauré un régime très autoritaire mais pas militaire, il y a eu Lansana Conté, colonel de l’armée et chef de la junte, qui est resté 24 ans au pouvoir. Comme au Tchad sous Idriss Déby, l’essence du régime est restée militaire même après les processus de démocratisation formelle et l’organisation d’élections qui servaient à valider les présidents en place.
On rencontre souvent ce type de trajectoire politique. Dans le cas de ces pays, je ne considère pas nécessairement les coups d’État comme l’illustration d’un recul démocratique parce qu’au fond, la démocratie ne s’est jamais vraiment installée. En Guinée, Alpha Condé élu en 2010 avait l’occasion de contribuer à un ancrage démocratique. Il a au contraire créé les conditions d’un retour aux coups d’État.
TV5MONDE : La facilité d’accession au pouvoir de l’armée est-elle confortée par une désillusion des populations envers leurs dirigeants politiques ?
En grande partie, oui. Cette désillusion était perceptible notamment au Mali, à la fin du pouvoir d’Ibrahim Boubacar Keïta, ou en Guinée où il y a eu un sentiment de soulagement de la population. Cependant, au Tchad, on a pu observer que la prise de pouvoir de Mahamat Idriss Déby a été beaucoup plus contestée, parce qu’il s’agissait précisément d’un maintien du statu quo politique alors que beaucoup, notamment les jeunes, aspiraient à une rupture avec le régime Déby à la mort du père.
Cependant, ce n’est pas parce que les conditions politiques sont favorables dans un pays donné et à un moment donné pour un coup d’État que l’armée prend nécessairement le pouvoir afin de restaurer la démocratie ou de sauver le pays d’un effonfrement. Les militaires qui prennent le pouvoir dans différents pays ne le font pas tous pour les mêmes raisons et n’ont pas les mêmes ambitions.
On peut voir des officiers prendre le pouvoir avec une véritable volonté de restaurer la sécurité, de placer le pays sur une nouvelle trajectoire que l’on considèrerait comme positive. Au Mali, le coup d’État de Amadou Toumani Touré en 1991 avait été considéré comme un moyen de mettre fin au régime militaire contesté du général Moussa Traoré et d’enclencher une transition démocratique. On ne peut pas exclure ces situations où les militaires prennent le pouvoir avec une forme de sincérité dans leur volonté d’améliorer les conditions politiques.
Mais on ne peut pas non plus passer sous silence, le fait que pour certains militaires, l’attirance pour le pouvoir et ses privilèges soit le moteur premier de leur action, exactement comme le pouvoir peut attirer les civils! Avant tout, cela met en évidence les défaillances importantes des institutions. Un coup d’État est toujours le résultat d’une faillite politique, sécuritaire, institutionnelle.
TV5MONDE : Doit-on toujours se méfier de l’accession au pouvoir de l’armée ?
Je crois qu’il faut s’en méfier comme de toute prise de pouvoir en dehors des principes constitutionnels. Un maintien au pouvoir d’un président civil par des manipulations électorales, des renversements de résultats électoraux, des fraudes massives, c’est aussi une prise de pouvoir anticonstitutionnelle.
L’élection ne garantit pas la qualité du leadership politique.
Gilles Yabi
Au lieu de se limiter à des condamnations de principe des coups d’Etat militaires, il vaut mieux, avant, ne pas créer les conditions pour qu’ils surviennent et soient perçus comme acceptables par les populations qui sont au premier chef concernées. Dans le cas de la Guinée, Alpha Condé, par sa volonté de rester au pouvoir par tous les moyens, a créé les conditions pour que le coup d’État soit perçu comme une libération.
Il faut aussi comprendre qu’une élection n’est pas une fin en soi. L’élection ne garantit pas la qualité du leadership politique. Dans des pays qui ont besoin de réformes institutionnelles profondes, les périodes de transition doivent servir à un débat national visant à créer un consensus sur les principes, les règles, les institutions nécessaires à la construction d’une société démocratique apaisée.
TV5MONDE : Comment expliquer la différence d’acceptation des régimes militaires par la communauté internationale?
Cela montre qu’on ne peut pas faire d’analyse d’un évènement politique en faisant abstraction des autres dimensions. On ne peut pas analyser ce qu’il se passe au Mali après un coup d’État sans tenir compte du contexte sécuritaire, de la présence de forces étrangères et des rivalités géopolitiques.
Au sein de cette communauté internationale, qui n’en est pas une, il y a des acteurs divers qui ont des degrés d’influence plus ou moins importants. La réaction de chaque acteur extérieur à un coup d’État est influencée par leurs intérêts et leur proximité avec les autorités politiques et militaires renversées et celles qui ont pris la place. Il y a beaucoup de « realpolitik ». On en voit bien la dimension dans le cas du Tchad, tant dans la position de la France que dans celle de l’Union africaine. La prise de pouvoir par le fils du président Déby et le conseil militaire qui l’entoure a été rapidement acceptée et aucune sanction n’a été prononcée.
Les intérêts économiques sont aussi importants. Quand on a un pays comme la Guinée qui est un exportateur majeur d’une matière première stratégique comme la bauxite et qui a fortement développé ses relations avec les entreprises chinoises et russes, on comprend qu’un changement de pouvoir à Conakry peut aussi avoir des conséquences géopolitiques.