Un autre enjeu du bras de fer entre Macky Sall et son redoutable opposant Ousmane Sonko réside également dans la place qui devrait être celle du Sénégal dans le dispositif géopolitique et stratégique de la France dans une sous-région frappée depuis quelques années par un ouragan de remise en cause du leadership français. Si l’ « ordre français » dans ses zones d’influence en Afrique francophone, un ordre qualifié de par Stephen Smith et Antoine Glaser de « Pax Franca », et par d’autres, de « Pax Gallica », n’a jamais été aussi menacé qu’il l’est maintenant, qu’en est-il alors de sa survie au Sénégal, pays sculpté dans sa modernité à l’image de la France, par le Président-poète, Leopold Sédar Senghor, un « fou » amoureux de la culture française ? Avec le Président Macky Sall, la France, en réalité, ne craint pas grand-chose, même si dernièrement, au début de la crise Russo-Ukrainienne, le Sénégal sous son magistère, s’est abstenu, contrairement aux vœux d’Emmanuel Macron, de condamner la Russie. À part ce type d’épisodes, d’une extrême rareté, les relations franco-sénégalaises post-coloniales se portent à merveilles depuis le 4 avril 1960, date d’accession du Sénégal à l’indépendance. De Senghor à Macky Sall, en passant par Abdoul Diouf et Abdoulaye Wade, tout marche comme sur des roulettes entre les deux pays.

Sonko, sur les traces de Mamadou Dia

S’il y a aujourd’hui une certaine crainte pour la survie de la « Pax Franca » au Sénégal, elle vient vraisemblablement du discours anti-système d’Ousmane Sonko, et de son projet de « rééquilibrer » les relations Franco-Sénégalaises. Radié en 2016 par un décret présidentiel des effectifs de la fonction publique pour « manquement au devoir de réserve », ce jeune prodige de la politique Sénégalaise réussira à séduire la jeunesse de son pays, et à attirer l’attention de la jeunesse africaine, par la sévérité de ses critiques envers le système incarné par Macky Sall, et par la publication en 2018, d’un livre jugé offensant par le clan de Macky Sall: « Pétrole et gaz au Sénégal, chronique d’une spoliation ». Un an avant son livre, en 2017, il s’était fait élire comme député à l’Assemblée nationale sous la bannière d’un parti politique, le Patriote du Sénégal pour le Travail, l’Ethique et la Fraternité (PASTEF).  En 2019, il arrive 3e dans la course pour la présidentielle qui a propulsé Macky Sall à la tête de l’Etat. Telle est la fulgurante ascension d’un jeune cadre de l’administration publique, jusque-là, inconnu dans l’establishment. Et lorsqu’il signait son Décret de radiation de la fonction publique, Macky Sall ne s’imaginait pas un seul instant qu’il venait de lancer Ousmane Sonko dans l’aventure pour la conquête de son propre fauteuil.
Dans sa rhétorique, Sonko ne s’en prend pas seulement à Macky Sall. La France est aussi dans son collimateur. Comme Mamadou Dia (Premier ministre du Président Senghor) en son temps, Sonko dénonce aujourd’hui l’emprise de Paris sur son pays et le FCFA, cette monnaie qui symbolise à ses yeux, la perpétuation du lien colonial entre la France et une partie de l’Afrique. Même s’il n’accuse pas la France d’être à l’origine de tous les maux de son pays, il formule le vœu qu’elle prenne ses distances par rapport aux affaires internes du Sénégal. « Il est temps que la France lève son genou de notre cou, qu’elle nous foute la paix », disait-il en 2021. Partisan d’une relation équilibrée entre la France et le Sénégal, il estime qu’il convient de « (…) poser la question simplement de manière générale en termes de relations équilibrées avec nos partenaires. ». Dans les moments glorieux de la Françafrique, tout perturbateur de la « Pax Franca » dans une ancienne colonie française aurait vu son cas faire l’objet d’un traitement exemplaire pour les autres. Pour se limiter au Sénégal, on se rappelle que Mamadou Dia a été neutralisé par Senghor avec la bénédiction de Foccart, à cause de ses énormes projets de réforme qui contrariaient les intérêts de la France au Sénégal. Mais aujourd’hui, le temps faisant son œuvre, la jurisprudence « Dia » peut-elle être appliquée à « Sonko » sans que rien n’en sorte ? Seule l’évolution de la situation, en cours, au Sénégal donnera des réponses à cette question.

Choix cornélien de la France

La question qui pourrait éventuellement se poser à la diplomatie française dans cette crise est de savoir si Paris sera favorable au projet de 3e mandat de l’ « ami » Macky, ou si, dans le cas contraire,  elle portera son choix sur la défense des valeurs de démocratie et de non-discrimination entre les différents candidats dans le cadre de l’élection présidentielle, prévue en 2024 ?

Option°1 :  non objection sur le projet de Macky Sall

C’est une option qui laisse Macky Sall, comme c’est le cas maintenant, évoluer dans la fermeté vis-à-vis de l’opposition en vue d’atteindre deux objectifs : aller au bout de son projet de 3e mandat, c’est du déjà vu avec Wade, et mettre hors d’état de nuire, Ousmane Sonko, le perturbateur de la « Pax Franca » au Sénégal, notamment par l’exécution de sa peine de prison.  La mise en œuvre de cette option fera inévitablement penser au retour des démons de la Françafrique. Ce sera aussi la preuve que la France est prête à tout pour ne pas perdre son influence dans un pays stratégique pour « ses intérêts » dans une sous-région, où elle voit d’autres puissances, comme la Chine et la Russie, lui ravir la vedette.
Si cette option a l’avantage de préserver par tous les moyens les intérêts de la France au Sénégal, elle présente cependant deux risques. Le premier est d’une part, le raidissement des positions de la jeunesse Sénégalaise contre le paternalisme Français, et d’autre part, l’appel, comme au Mali et au Burkina Faso, à des puissances de substitution. Le second risque est l’exacerbation des tensions entre le pouvoir et l’opposition autour du projet de l’éventuel 3e mandat de Macky, susceptible de fragiliser le tissu social, et d’engager le Sénégal dans un imprévisible cycle de violences.

Option°2 : pression sur Macky Sall pour desserrer l’étau

Pour Paris, cette option commande d’inciter Macky Sall dans un langage clair, à faire baisser la tension par l’arrêt du harcèlement judiciaire de ses opposants au Sénégal et ailleurs, le lancement d’un dialogue inclusif, l’ouverture du terrain politique à tous, et l’abandon de son projet de 3e mandat, source de tous les maux.
Le premier avantage de cette option est l’ouverture de la présidentielle de 2024 à tout le monde, y compris aux candidats qui ne sont pas du goût de Paris. Son deuxième avantage est de préparer le terrain à l’après Macky Sall, et de se résoudre à coopérer dans le respect mutuel, avec le ou la prochain (e) président (e) du Sénégal, même s’il s’agit de Sonko, dont on redoute, peut-être, avec exagération, le projet de « rééquilibrage » et non de rupture des relations Franco-Sénégalaises. Même élu, il est difficile de l’imaginer sur « coup de tête » remettre à plat ces relations, profondes et complexes. En effet, le discours de campagne de n’importe quel leader politique, qui peut aller dans tous les sens pour capter l’électorat, est souvent diffèrent du discours d’exercice du pouvoir. Qu’il s’agisse de Sonko ou pas, le rééquilibrage des relations Franco-Africaines dans un contexte international caractérisé par de grands bouleversements géopolitiques est un important sujet qui mérite d’être posé et débattu dans les deux sens. Le Président Macron est lui-même porteur d’un projet en ce sens, qui ressort de son discours de 2017 à Ouagadougou, de l’esprit du Sommet Afrique-France tenu à Montpellier en octobre 2021, et de ses déclarations officielles avant et lors de sa tournée en Afrique Centrale en février 2023. En gros, Macron entend faire monter en puissance le « soft power » de son pays dans le continent, en lieu et place d’une concurrence musclée avec ses rivaux stratégiques. Il entend réduire « visiblement » son personnel militaire dans les bases militaires françaises en Afrique, projetant sur le plan sécuritaire, leur cogestion par des équipes mixtes, franco-africaines. Il entend réengager son pays dans le continent à travers le business, la culture, le sport et l’éducation, tout en se montrant offensif dans les pays non francophones comme le Nigeria, le Ghana et l’Angola. Il s’agit là des thèmes parlants à la jeunesse africaine. Il est donc possible de penser que le projet de rééquilibrage de Macron et celui de Sonko ne sont peut-être pas aussi loin, l’un de l’autre. Quelle curiosité dans ce cas, de traiter les réformateurs africains, comme Ousmane Sonko, de perturbateurs et d’anarchistes irresponsables, et de qualifier leurs homologues français de visionnaires, en contradiction totale avec la formule magique de Descartes selon laquelle « le bon sens est la chose du monde la mieux partagée ». Ceci montre à quel point il est peut-être nécessaire de « décoloniser » l’esprit d’une certaine frange de la population en Afrique.

A titre conclusif, disons qu’au-delà de toutes ces conjonctures, ce qui doit compter par-dessus tout pour l’intérêt du Sénégal et de ses voisins, c’est le bon fonctionnement de la démocratie et le retour de la paix sociale. Au fil des années, le Sénégal a pu s’imposer comme un acteur majeur de la politique africaine et internationale, à cause notamment de la clairvoyance de son élite politique et intellectuelle. Dakar est devenu le passage obligé de tous les puissants de ce monde. L’Afrique a donc besoin d’un Sénégal fort, innovant et intelligent comme il sait l’être, pour faire face à ses défis climatiques, sécuritaires, notamment dans une sous-région menacée par l’expansion du djihad islamique, et pour négocier sa place dans un monde en pleine mutation politique, économique et sociale. C’est en cela que la victoire d’une démocratie inclusive, et non celle d’une ambition personnelle, et la paix au Sénégal, sont dans l’intérêt de tous et de chacun dans le continent noir.

Youssouf Sylla, auteur du livre « Post Françafrique »