L’arrestation d’Aung San Suu Kyi par l’armée birmane, lundi, marque la chute d’une icône. Prix Nobel de la paix en 1991, arrivée à la tête du pays en 2016 après 15 années passées en résidence surveillée, la dirigeante birmane a vu son image sérieusement écornée à l’étranger en raison de son inaction vis-à-vis des Rohingya.
Elle fut un temps comparée à Nelson Mandela, Gandhi ou Martin Luther King. Combattante pour la démocratie depuis le soulèvement, en 1988, de la population birmane face à la junte militaire, prix Nobel de la paix en 1991, incarcérée puis assignée à résidence durant une quinzaine d’années avant de diriger la Birmanie à partir de 2016 : son histoire était si belle que Luc Besson en tira un biopic, “The Lady”.
C’était en 2011, soit un an après sa libération, mais bien avant un exercice du pouvoir marqué par son refus d’agir pour la défense de la communauté des Rohingya. Une attitude qui provoqua l’incompréhension d’une communauté internationale qui l’avait jusqu’ici adulée. Devenue persona non grata à l’international mais toujours aussi populaire en Birmanie, Aung San Suu Kyi est redevenue, à 75 ans, une prisonnière politique.
Pressentant depuis quelques jours un putsch, elle a de nouveau revêtu ses habits de résistante, laissant un message à la population diffusé le jour de son arrestation, lundi 1erfévrier, pour exhorter les Birmans à “ne pas accepter” le coup d’État.
“Les agissements de l’armée (…) remettent le pays sous dictature”, affirme-t-elle dans un communiqué diffusé par son parti, la Ligue nationale pour la démocratie (NLD). “J’exhorte la population à ne pas accepter cela, à réagir et à manifester de tout cœur contre le putsch mené par l’armée.”
Un destin qui bascule en 1988
Sa mise à l’écart est le dernier événement d’une vie qui commence par un drame : l’assassinat, en 1947, de son père, héros de l’indépendance, alors qu’elle n’a que deux ans. Elle vit ensuite longtemps en exil, notamment en Inde puis en Grande-Bretagne, ex-puissance coloniale. Elle y mène la vie d’une femme au foyer, mariée à un universitaire d’Oxford spécialiste du Tibet, Michael Aris, avec qui elle aura deux enfants.
Son destin bascule en 1988 lorsqu’elle revient en Birmanie pour se rendre au chevet de sa mère. Elle surprend alors tout le monde en décidant de s’impliquer dans le destin de son pays, en pleine révolte contre la junte.
“Je ne pouvais pas, en tant que fille de mon père, rester indifférente à tout ce qui se passe”, lance-t-elle lors de son premier discours, resté comme le symbole de son entrée en politique.
La répression de 1988 fait quelque 3 000 morts mais marque la naissance de l’icône. Elle devient celle par qui la démocratie pourrait un jour s’imposer à nouveau en Birmanie et en qui tout un peuple birman, écrasé par la dictature militaire depuis 1962, place ses espoirs.
Autorisée à former la NLD, elle est rapidement placée en résidence surveillée et assiste, à distance, à la victoire de son parti aux élections de 1990, dont la junte refuse de reconnaître les résultats.
Dans sa maison au bord d’un lac de Rangoun, où elle est consignée, de rares émissaires sont autorisés à lui rendre visite, ainsi que, parfois, ses deux garçons restés vivre en Angleterre avec leur père. Celui-ci mourra d’un cancer en 1999 sans qu’elle puisse lui dire adieu.
Objet d’adulation à l’international
En 1990, elle reçoit du Parlement européen le prix Sakharov pour la liberté de pensée, puis, en 1991, le prix Nobel de la paix. La liste des distinctions qu’elle reçoit ne cesse alors de s’allonger : médaille présidentielle américaine de la Liberté en 2000, citoyenne d’honneur de Paris en 2004, prix Olof Palme pour les droits de l’Homme en 2005, citoyenne d’honneur du Canada en 2007, prix international de Catalogne en 2008, Légion d’honneur française en 2012, prix Elie Wiesel du Holocaust Memorial Museum des États-Unis en 2012.
“Aung San Suu Kyi a été mise sur un piédestal durant ses 15 années de résidence surveillée et élevée au rang de vedette. C’était une femme, elle était belle, elle se battait contre une junte militaire : on ne pouvait pas imaginer une meilleure représentante de la démocratie”, se souvient David Camroux, historien spécialiste de l’Asie du Sud-Est, maître de conférences au Centre d’études et de recherches internationales (Ceri) de Sciences Po, contacté par France 24.
Pour mesurer l’adulation dont elle est l’objet, il faut se souvenir du 13 novembre 2010, jour où elle retrouve la liberté. La nouvelle est instantanément célébrée dans tous les pays occidentaux. À Paris, un rassemblement est organisé à la hâte sur le parvis de l’Hôtel de ville par le comité de soutien français à Aung San Suu Kyi. On y retrouve le maire de la capitale, Bertrand Delanoë, entouré de Jane Birkin, porte-parole du comité de soutien, et Marion Cotillard.
Aung San Suu Kyi entre au Parlement en 2012 après l’autodissolution de la junte un an plus tôt. Mais la réelle percée a lieu en 2015, lorsque son parti remporte les élections législatives. La Constitution lui interdisant de briguer la présidence en raison de son mariage avec un étranger, c’est un de ses proches au sein du parti, Htin Kyaw, qui est élu en 2016. Aung San Suu Kyi devient alors ministre et conseillère spéciale de l’État. Mais c’est bien elle qui, de facto, dirige la Birmanie.
Lors de ces années à la tête du pays, Aung San Suu Kyi se heurte à l’épreuve du pouvoir, obligée de composer avec des militaires tout puissants à la tête de trois ministères clés (l’intérieur, la Défense et les Frontières).
Inaction vis-à-vis des Rohingya
Le bilan est positif sur la scène intérieure avec une croissance économique au rendez-vous et de nombreux investissements étrangers, en particulier de la Chine et du Japon. Mais son image est à jamais écornée à l’international par le drame des musulmans rohingya.
En 2017, quelque 750 000 membres de cette minorité doivent fuir les exactions de l’armée et de milices bouddhistes et se réfugient dans des camps de fortune au Bangladesh, un drame qui vaudra à la Birmanie d’être accusée de “génocide” devant la Cour internationale de justice (CIJ), principal organe judiciaire des Nations unies.
En décembre 2019, Aung San Suu Kyi, qui nie “toute intention génocidaire”, se déplace en personne pour défendre son pays devant la Cour. Son manque de compassion dans cette affaire lui attire les foudres de la communauté internationale, mais “Mother Suu”, comme la surnomment les Birmans, garde la confiance de son peuple.
“La déception fut grande car les attentes étaient irréalistes, juge David Camroux. Aung San Suu Kyi considère que l’ethnie majoritaire dont elle est issue, les Bamar, est supérieure et que ce sont eux les vrais Birmans, d’où son manque de considération pour les Rohingya. Il y avait aussi un calcul politique de sa part car elle devait se montrer conciliante avec les militaires et afficher son patriotisme.”
Au-delà de la situation des Rohingya, les observateurs internationaux lui reprochent aussi une conception autocratique du pouvoir.
“C’est une femme assez autoritaire qui ne sait pas déléguer, juge David Camroux. C’est d’ailleurs un vrai problème au sein de son parti car on ne voit pas émerger une nouvelle génération. Ceux qui contrôlent le parti ont pour beaucoup autour de 80 ans. On voit mal qui pourrait lui succéder.”
Aung San Suu Kyi reste toutefois très appréciée en Birmanie. Considérée comme un modèle de modestie et d’austérité, elle incarne pour les Birmans ce que doit être une vraie bouddhiste. Les élections législatives de novembre 2020 ont d’ailleurs confirmé sa popularité, la NLD ayant obtenu une écrasante victoire.
Source : france24.com