Mais plus que le Mali, le cas de la Guinée est symptomatique des jeux de sorcellerie auxquels savent se livrer les chefs de la Communauté économique des Etats de l’Afrique de l’Ouest. Autant les colonels de Bamako/Kati ont fait le dos rond dans leur opposition feutrée aux injonctions de la Cedeao, autant leurs « frères d’armes » de Conakry ont décidé de faire face à leurs « juges ». Sommés de rendre sa liberté au chef d’Etat déchu, ils closent tout débat : « il est clair pour toutes les parties que l’ancien président demeurera en Guinée. » En attendant peut-être un procès qui ne manquerait pas d’enjeux .
Dans son communiqué publié à l’issue de son Sommet du 16 septembre à Accra, la Cedeao a donné un délai de six mois à la junte pour l’organisation d’élections présidentielle et législatives afin de rétablir l’«ordre constitutionnel». A ce sujet, la communication de la junte est une mise au point à triple détente : historique, politique et patriotique. Outre la nécessité pour le nouveau pouvoir guinéen d’éviter les «erreurs du passé», le succès attendu des concertations nationales « inclusives » visant à asseoir le cadre de gouvernance de la transition semble le meilleur moyen de sortir du régime militaire, estime-t-on à Conakry. Et pour que nul n’en ignore, « seul le peuple souverain de Guinée décidera de son destin », précise la junte.
Dans sa volonté de frapper au portefeuille les chefs de la junte, les chefs d’Etat ont décrété « la mise en œuvre des sanctions ciblées conformément aux protocoles de la Cedeao, impliquant l’interdiction de voyage des membres du CNRD (ndlr : Comité national pour le rassemblement et le développement) ainsi que des membres de leur famille et le gel de leurs avoir financiers. » Sur les réseaux sociaux et dans la presse guinéenne, la réplique succincte des militaires n’a pas déplu : la mission se passe en Guinée, donc pas besoin de voyager. En plus, il n’y a rien à gérer sur nos comptes bancaires, relève le porte-parole de la junte.
Au regard du bilan politique et humain désastreux d’Alpha Condé en une décennie de pouvoir, avec plusieurs dizaines de morts et des drames irrattrapables, les entrechats de la Cedeao font sourire et agacent. D’où la popularité du putsch du 5 septembre en Guinée même et dans la diaspora, ainsi que sa relative acceptation dans les milieux politiques et intellectuels du continent africain. C’est cette légitimité substantiellement reconnue aux putschistes que les chefs d’Etat de la Cedeao se sont fait un devoir de dénoncer pour rester fidèles à une ligne de conduite basée sur l’aveuglement permanent et la fuite en avant perpétuelle.
En réalité, les colonels de Conakry n’ont cure des injonctions de la Cedeao, pour les raisons citées plus haut et pour d’autres. Selon Fénelon Massala, grand-reporter au média en ligne économique «Financial Afrik », « la Cedeao ne peut pas infliger des sanctions économiques à la Guinée ». Ce pays « bat sa propre monnaie (ndlr : franc guinéen), a sa propre banque centrale. Elle ne dépose pas la moitié de ses réserves en devise dans un compte géré par un Etat tiers », écrit notre confrère sur son compte Twitter. En outre, « la Guinée fait vivre et fonctionner l’industrie mondiale avec ses gisements miniers. Aucune puissance ne voudrait se priver de l’approvisionnement des minerais », ajoute le journaliste Massala. Le CNRD semble avoir anticipé sur cette question vitale pour l’économie guinéenne en rouvrant très vite les frontières fermées aux premières heures du changement de régime alors que résonnaient les protestations diplomatiques de pays ayant de gros intérêts dans ce secteur, la Russie et la Chine en particulier. A ce niveau, la stabilité des investissements étrangers semble préservée, pour l’instant. Cela parait suffire au bonheur des partenaires de la Guinée.
D’une certaine manière, la Cedeao est comme reléguée sur la touche même si son président en exercice, le Ghanéen Nana Akufo-Addo, et l’Ivoirien Alassane Ouattara ont été reçus vendredi 17 septembre à Conakry par le nouveau président de la Guinée, Mamady Doumbouya. Dépourvue de moyen de pression de nature à asphyxier un pays grand ouvert sur l’Océan Atlantique, discréditée par un déficit de légitimité assez élevé, la Cedeao devrait se concentrer sur des réformes fondamentales de son protocole de gouvernance. Un catalogue de principes nobles mais qui a manifestement besoin de prendre en compte les turpitudes constitutionnelles de chefs d’Etat en exercice dans ses propres rangs.