« Mon refuge, mon seul, le royaume de mon enfance ». Chaque fois que je me rappelle mon enfance, je voue une absolue gratitude à l’enfant de Joal, l’auteur de ce vers. Ma reconnaissance relève d’une empathie profonde pour Léopold Sédar Senghor. A toutes les étapes de ma vie, persiste cet esprit d’enfance. Et ce refuge seul, m’aide à m’échapper des bêtises, des incompréhensions, et des stupidités d’aujourd’hui.Yamoussa Sidibe

Le royaume de mon enfance est le plus doux pays. Je le dois à ceux qui m’ont fait le monde, à ceux avec lesquels, je posais les pièges à oiseaux sur les vallons de Sabendè, avec lesquels je jouais au ballon sous les immeubles, au centre de la ville Fria.

J’étais l’ami et le camarade de Bah Boubacar “Everaldo”, Minkaël Yattara “Gianny Rivera”, Paul Haba “Elga”, Alpha Amadou Diallo “JB”, Soundiata Kéita « le chétif » tous insouciants, n’attendant que la fin des cours pour nous retrouver et nous balader sur les plateaux de Sabendè et de Tigué. Nous étions nubiles pourtant nous étions amoureux de Elisa Cécé, de Oumou Traoré, de Fofana Aïssata, de Fanta Diané, de Mariama Djélo Barry, de Justine Togba, de Bountou Sylla…. Mais n’osions leur déclarer notre flamme. Nous le clamions entre nous avec beaucoup de sérieux et d’enthousiasme, et chacun connaissait “la femme” de l’autre.

Nous rêvions de construire des voitures “made in Guinée”, nous rêvions de jouer pour le Syli national ou le Hafia et battre toutes les équipes du monde même le Brésil. Pour nous, la Guinée était le plus beau pays et les Guinéens, les hommes les plus fiers devant lesquels le monde entier devait courber l’échine.. J’ignorais que Bah Boubacar dit Everaldo était peulh, je ne savais pas que Minkaël Yattara dit Gianny Rivera était sosoé, que Soundiata Keita, maigre et frileux, était un prince maninka, que Paul Haba dit Elga était kpèlè. Nous parlions tous soso. Parfois nos parents nous obligeaient à parler la langue de notre ethnie à la maison. On obéissait. Mais c’était juste pour la maison.

Mais nous avons grandi, nous nous sommes trouvés des identités. Paul est devenu soldat, et il avait été appelé par le Capitaine Dadis. Minkaël Yattara n’a jamais compris qu’il puisse souffrir alors que le Général Lansana Conté est au pouvoir, c’était leur pouvoir, en plus, il était de Bouramaya. Bah Boubacar, c’est curieux, il est devenu commerçant. Il est dans le camp des opposants depuis la fin de nos études. Opposé à Sékou Touré, à Lansana Conté, à Alpha Condé… Soundiata Kéita répète tous les jours que le pouvoir a une éthnie, il est manding. Et moi aussi j’ai choisi, je suis avec Alpha Condé. Et je me convainc chaque jour que lui seul peut et doit tenir les brides du pays.

Il arrive que nous nous rencontrions, mais nous ne sommes plus ces enfants insouciants, dévalant les vallons de Fria. Nous sommes devenus des pantins politiques. On sent dans nos propos un choix méticuleux de mots. En vérité, nous ne savons plus nous regarder qu’à travers le prisme de nos ethnies. Et que ne donnerions-nous pas pour que notre ami d’enfance, celui avec lequel nous posions des pièges à oiseaux, échoue dans son service ou dans son projet ? Parce qu’il est devenu l’autre, à écarter. Demain, c’est notre tour.

Que sont mes amis devenus? Que suis-je devenu? Il a suffi qu’il vente à nos portes et en grandissant, nous nous sommes retrouvés dans une grande tempête et nous avons refusé ou nous n’avons pas su nous agripper aux perches de la raison et du souvenir de notre enfance insouciante. Nous nous sommes laissés emporter et nous sommes devenus des numéros sur des listes politiques.

Seul, je pense à vous tous, éparpillés entre les partis politiques: Ibrahima Ahmed Barry avec lequel j’étais inséparable, Cheick Tidiane Traoré ‘’le tribun’’ Charles Ernest Lama, le meilleur « piégeur d’oiseaux » de Sabendè, Makhadi Camara, la grande vedette du basket-ball, Moumini Kaba, l’incroyable gaucher, Ibrahima Sory Baldé, aujourd’hui malade. Nous tous, aujourd’hui, embouchons la trompette de musiques dont nous ignorons les notes, chantant à tue-tête des sonates soûlantes à force d’être itératives, et faites pour d’autres desseins.

Peut-être, comprendrons-nous un jour, qu’il faut toujours se “baigner dans la rivière de l’enfance et en rester mouillé”, comme s’est écrié un jour Philippe Delerm.

On peut oublier peut-être l’intensité des premières sensations de la vie, le vertige absolu de la naïveté. Mais doit-on accepter, sans lutter, de tourner le dos à cette enfance où le meilleur parmi nous était celui qui jouait bien au ballon, celui qui posait les bons pièges ou qui savait réciter “Ajoutons à l’humanité” ?

Quand à moi, face, à la situation kafkaïenne qu’offre notre quotidien, à la souffrance de l’inimitié ubuesque, face à la délation de gens qui ignorent que j’ai le sacré privilège d’avoir eu une belle enfance, je souris simplement et je fais comme Léopold Sédar Senghor: ”Je me réfugie dans le royaume de mon enfance.”

YS (in Galanyi)