En pays malinké, la région de Kankan est secouée par des tensions internes à la communauté musulmane. Au centre de la polémique se trouve El Hadj Souleymane Sidibé, dit Karamo Solo, célèbre prédicateur accusé par les figures religieuses locales d’appeler à la haine entre les fidèles. Malgré des alertes répétées, le prêcheur islamique, réputé proche du président Mamadi Doumbouya, semble bénéficier d’une grande impunité.

Ce dimanche 9 juin 2024 va permettre de mesurer l’ampleur des privilèges dont dispose El Hadj Souleymane Sidibé. Surnommé Karamo Solo, son titre d’érudit islamique, le prêcheur a appelé ses fidèles à se rassembler. Et ce malgré la décision au début du mois de juin de l’inspecteur régional des Affaires religieuses de Kankan, appuyée par les autorités religieuses, communale et préfectorale, de suspendre toutes les activités de Nourdine Islam, l’association fondée par le prédicateur.

L’inspecteur régional, El Hadj Karamo Bangaly Kaba, est également le grand imam de la mosquée de la cité Nabaya, surnom de la deuxième plus grande ville du pays. Il reproche à son homologue de relayer via sa radio Nourdine FM des prêches incendiaires et insultants dirigés contre les leaders musulmans de la région, dont le grand imam lui-même et son fils.

Une proximité avec des hauts dignitaire de l’État

Mais trois jours après l’annonce de la sanction contre Karamo Solo, et malgré des polémiques répétées, le secrétariat général des Affaires religieuses (SGAR), basé à la capitale Conakry, a ordonné la reprise des activités de Nourdine Islam, mais a maintenu « l’interdiction de tout rassemblement à caractère religieux ». Une décision rejetée dès le lendemain par l’inspecteur régional et le collège des imams, provoquant une division au sein même du SGAR.

Pour ses détracteurs, l’immunité dont jouit Solo/El Hadj Sidibé tire sa source de sa proximité avec les hauts dignitaires de l’État, et particulièrement avec le général Mamadi Doumbouya, président de la transition arrivé aux rênes de la Guinée par un coup d’État militaire contre le président Alpha Condéle 5 septembre 2021. Le dirigeant guinéen, natif de Kankan, ne masque pas son affection pour le prêcheur. On retrouve facilement sur les réseaux sociaux plusieurs photos les montrant côte-à-côte : lors de la oumra, le « petit pélerinage » à La Mecque en novembre 2023, durant la prière à la mosquée de Kankan à l’occasion de la fête de la tabaski cette même année, et même en plein vol dans l’avion présidentiel.

L’ascension d’El Hadj Souleymane Sidibé, aujourd’hui quadragénaire, s’amorce d’abord par ses origines familiales. Son père, El Hadj Ousmane Sidibé dit Diankana Karamoké, était lui-même un prédicateur reconnu dans toute la région pour sa fine connaissance des savoirs islamiques et pour avoir marqué durablement la pratique religieuse à Kankan. Contrairement à son père, le jeune Souleymane commence son apprentissage pour devenir marabout, mais ne pousse pas très loin les études religieuses. « En revanche, il va fonder en 2009 une association destinée aux femmes pour favoriser leur émancipation » détaille anonymement un de ses anciens fidèles qui l’a côtoyé pendant des années. Une fois montée, Nourdine Islam va former de nombreuses femmes de la région à la saponification et d’autres formes d’activités génératrices de revenus. De quoi contribuer à la popularité de l’association et de son président, dont l’éloquence des prêches fascine.

Des bénédictions monnayées

Avec cette notoriété naissante, El Hadj Sidibé rectifie le cap pour faire de son organisation un instrument de promotion des valeurs de l’islam. Avec une particularité : préconiser à ses fidèles des bénédictions soi-disant miraculeuses, moyennant une modeste contribution financière. « Des jeunes se baladaient en son nom avec un sac dans les quartiers de la ville de Kankan, raconte la même source. Beaucoup d’habitants y glissaient un billet de 1 000 francs guinéens (environ 10 centimes d’euro) avec l’espoir de devenir riche ou connaître un succès rapide dans leurs projets. » Les affaires marchent si bien que Karamo Solo passe à la vitesse supérieure en proposant à prix onéreux des istikhara, des prières de consultations destinées à Allah afin qu’il oriente le fidèle vers le bonheur. « Il réclamait 100 000 francs guinéens (environ 10 euros) pour ses istikhara. Pour ses soutiens en Europe, il exigeait 100 euros, pour ceux d’Amérique, 100 dollars, etc, poursuit son ex-fidèle. Ça fonctionnait très bien, à tel point que d’autres karamoko [maître coranique, NDLR] vont le rejoindre. Je vous assure que certains pouvaient gagner jusqu’à 20 millions francs guinéens (2 000 euros) par jour ! »

Pour Karamo Solo, la période faste se situe entre 2014 et 2018. La popularité de ses prêches dépasse les frontières régionales et nationales, et déborde au Mali voisin, où il a effectué au moins une tournée en 2017. L’ambition du prédicateur gonfle elle aussi. Il s’attaque désormais aux féticheurs en mettant en scène l’immolation par le feu d’objets liés aux croyances et patrimoine culturel locaux. Sur le plan économique, les affaires restent bonnes : une grande résidence proche de l’aéroport de Kankan, une mosquée construite juste en face, une école coranique pouvant accueillir des centaines de jeunes talibé (apprenti en islam) en chantier, sans compter de vastes domaines à travers la région dont on lui attribue la propriété.

En toute logique, le leader religieux se rapproche également de personnalités d’État, et non des moindres. Ses affinités avec le général Kelefa Diallo, ancien chef d’état-major général des Armées, décédé en 2013 dans un crash d’avion, et Aziz Diop, ex-préfet de Kankan, lui ont permis d’obtenir certaines largesses, telle que l’affectation de policiers et gendarmes comme gardes du corps personnels, ou encore passer outre l’interdiction de rassemblements durant la crise sanitaire de la Covid-19. Le prédicateur se sent suffisamment puissant pour se présenter comme « le bouclier » du président Alpha Condé avant sa déchéance le 5 septembre 2021.

Nourdine FM reçoit son agrément dès le coup d’État

Mais à promettre des miracles qui n’arrivent jamais, sa popularité s’érode. Les fidèles comme les politiques le lâchent progressivement. De dizaines d’autocars devant sa résidence en provenance du Mali, la fréquentation chute à quelques uns. Conscient de l’importance des médias, il demande un agrément pour créer sa propre radio Nourdine FM, que les autorités rechignent à lui procurer. Une traversée du désert qui prend fin dès l’accession au pouvoir du putschiste et colonel d’alors Mamadi Doumbouya.

« C’est durant la célébration à Kankan de la fête musulmane du maouloud [commémorant la naissance du prophète Mahomet, NDLR] de 2016 ou 2017 qu’ils se sont rapprochés, relate son ancien fidèle, toujours anonymement. Doumbouya avait mis sa résidence à la disposition des invités de marque d’El Hadj Sidibé. À l’époque, on l’appelait encore « le légionnaire » », en référence au passage par la Légion française du futur président de la transition. Karamo Solo se présente vite comme celui qui a permis au nouveau chef d’État d’acquérir le pouvoir suprême. Le surnom de « père spirituel du président » s’impose vite.

Au lendemain du coup d’État de 2021, Nourdine FM reçoit son agrément. La radio devient un puissant instrument de diffusion de ses prêches. Les activités de l’association reprennent de plus belle. Aux yeux des organisations islamiques locales, Sidibé se pense intouchable et en profite pour régler des comptes avec ses rivaux musulmans. Sur ses antennes, les propos se radicalisent, passant de la simple critique à l’insulte violente. N’en pouvant plus, Karamo Bangaly Kaba, imam et inspecteur régional des Affaires religieuses de Kankan, saisit la Haute autorité de communication (HAC) en juillet 2023. Mais aucune sanction sérieuse n’est prise. « L’inspecteur régional nous a effectivement remis un extrait sonore des propos injurieux, reconnaît le président de la HAC, Boubacar Yacine Diallo. Comme il s’agissait d’une affaire religieuse, nous avons fait le choix d’envoyer une délégation en vue d’une médiation. »

Des tension qui montent d’un cran

Visiblement immunisé contre les réprimandes, Solo poursuit ses activités jusqu’en mai 2024, date à laquelle les tensions montent encore d’un cran et conduisant à la suspension de Nourdine Islam début juin décidée par les autorités locales. « Nous avons pris acte de cette décision qui a été prise sans consulter le siège à Conakry, le temps de nous concerter et d’opter la marche à suivre », affirme Dr Jean Edouard Sagno, chef de cabinet du SGAR. L’acte pris par l’institution elle-même, la HAC décide dans la foulée de suspendre le directeur général de Nourdine FM pendant cinq mois, la radio écopant d’un simple « avertissement pour propos calomnieux et diffamatoires ».

Une sanction étonnamment faible aux yeux de Kalil Kaba, une des victimes des attaques de Sidibé et fils du grand imam de Kankan : « En décembre 2023, la HAC a suspendu plusieurs médias généralistes privés pour cause de sécurité nationale sans jamais expliquer en quoi ils menaçaient la sécurité. Et le gouvernement vient purement et simplement de retirer l’agrément de ces médias privés qui sont les plus suivis du pays pour non-respect du cahier des charges, toujours sans nous dire pourquoi. Comment comprendre l’impunité dont jouit Nourdine FM alors que nous avons déposé plainte et prouvé qu’elle appelait à la division entre musulmans de la cité Nabaya ? »

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D’autant que la radio diffuse essentiellement les activités de Nourdine Islam, ce qui la rend de fait illégale car la loi guinéenne interdit les médias à caractère religieux et communautaires. « À l’origine, il ne s’agissait pas d’une radio religieuse, mais il est vrai qu’elle pose problème depuis quelques temps », admet le chef de cabinet du SGAR qui renvoie légitimement la responsabilité à la HAC. Sur ce point et sur la tolérance accordée à Nourdine FM, le président de la HAC n’a pas souhaité faire de commentaires.

Au lendemain de « l’avertissement » de la HAC à la radio islamique, le SGAR a fait lire un communiqué à la télévision d’État RTG qui « ordonne la levée de la suspension des activités d’El Hadj Souleymane Sidibé, l’interdiction de tout rassemblement à caractère religieux, et l’envoi d’une mission de médiation ».Ce qui n’a pas empêché Karamo Solo d’appeler ses fidèles à se retrouver ce dimanche 9 juin. « S’il le fait vraiment, ça voudra dire qu’il défie les autorités nationales », conclut le chef de cabinet Dr Sagno.

Figure de la société civile dans la cité, Kassouf Kaba pointe surtout l’attitude du gouvernement de transition dans une déclaration partagée par Guinée Matin : « Je pensais que le Premier ministre Bah Oury appelerait une réunion extraordinaire en invitant les parties, cela ne s’est pas passé, on se sent abandonné. On dirait qu’il y a des gens qui poussent Solo à humilier les sages de Kankan. Qui sont-ils ? Parce que Solo seul ne peut pas faire un bras de fer contre les trois ligues islamiques de la Haute-Guinée. Kankan est une ville de paix, il ne faut pas qu’on dérange ce paradis islamique. Nous n’accepterons pas que Karamo Solo impose sa loi. »

Source : RFI