Comme un visionnaire, Adama Gaye s’était déjà prononcé sur le danger qui guettait le Président Alpha Condé. Dans une lettre ouverte publiée il y a plus d’un an, le journaliste avertissait le Chef de l’Etat guinéen en lui précisant qu’il pourrait revivre la même humiliation que l’ancien Président ivoirien Laurent Gbagbo.

Sur son compte Facebook, Adama Gaye qui avait prédit le renversement d’Alpha Condé par un coup d’état, fait un rappel. “Il y a plus d’un an, le 20 février 2020, j’avertissais Alpha Condé. L’histoire me donne raison. Relisez….”, a-t-il écrit.

LETTRE OUVERTE D’Adama GAYE à Alpha CONDÉ :

《DÉGAGE !
Tu es seul, fragilisé, au milieu d’une nature déchaînée. Les vents sont violents. La météo prévoit des intempéries. Le ciel est sombre. Le sol, sous tes pieds, par cratères entiers, craque. Ton horizon est bouché.

Dans un sursaut de…déshonneur, tu as tenté, cette nuit, de différer de deux semaines la tenue des élections législatives et du référendum controversé sur ta folle détermination à changer la Constitution de ton pays, la Guinée-Conakry, pour te permettre de briguer un 3ème mandat auquel tu n’as non seulement droit mais qui relève d’une absurdité sans nom.

C’est donc ainsi que, toi aussi, Alpha, tournant le dos à la signification de ton nom, tu refuses, à plus de 90 berges, d’écouter les voix de sagesse qui, de partout, te supplient de ne pas jeter cette Guinée, verte et riche, bénit des Dieux, dans le chaudron bouillant qui la menace.

Pourquoi un tel entêtement ? N’as tu donc rien appris de ce qui est arrivé à ton copain, Laurent? Ne revois tu pas passer en boucle l’image de lui, en sous-vêtements, tête baissée, assis, ce matin-là, sur le lit conjugal d’où il fut tiré, par des hommes armés, sous une pluie d’obus? Ne te souviens tu pas de cette scène qui a fait le tour du monde, de ses yeux hagards, à côté de Simone, son épouse, cheveux ébouriffés, pagne presque défait, sous les mitraillettes dirigées vers eux des forces rebelles venues les déloger du palais présidentiel Ivoirien où ils croyaient pouvoir se retrancher pour préserver un pouvoir que les urnes leur avaient dénié ?

Pourtant, le sort des Gbagbo devrait suffire à t’offrir une boussole sur ce qu’il ne faut pas faire.

Avec Albert Bourgi, Doudou Diene, Pierre Weiss, ils étaient tes amis. Ensemble, je m’en souviens, nous refaisions avec vous, nos aînés, le monde, et rêvions démocratie et droits de l’homme partout sur le continent.

C’est quand tu étais encore un acharné défenseur des valeurs démocratiques. C’étaient les années Saint-Germain. Dans le mythique quartier Latin. Souvent à la table du café-restaurant, l’Old Navy…

Joyeux de compagnie

Tout en toi rappelait le militant de la Feanf, le syndicat étudiant africain en France dont tu fus le patron.

Tu étais joyeux de compagnie. Je m’en suis rendu compte quand j’ai fais ta connaissance en 1990. J’animais une émission radio de débats sur les affaires du continent, dans un contexte de grandes turbulences. Les transitions démocratiques faisaient rage. L’émission faite depuis Hilversum, en Hollande, sur les ondes de Radio Nederland, faisait fureur. Tu étais gauche malgré ton envie de faire passer ton message en faveur de l’instauration de la démocratie dans ton pays. Comme tu me le rappelles depuis lors, je dus te coacher pour vaincre la peur du micro.

Six ans plus tôt, la mort, a Cleveland, du premier président anti-capitaliste de la Guinée, Sekou Toure, avait semblé y faire bouger les lignes, mais un régime militaire médiocre dirigé par Lassana Conté avait refermé l’espoir.

Pendant la période floue, l’interrègne gramscien, qui en découla, je pus, avec d’autres amis, mieux te connaître. Parfois autour d’un borokhe, l’un des doux plats de ton pays, fait par tes soins dans ton appartement de la Place d’Italie dans le 13eme arrondissement.

Parfois chez toi, à Conakry où je me souviens être intervenu de justesse pour éviter une bagarre physique entre toi et le journaliste de Rfi, Serge Daniel, qui m’y avait accompagné. “Dis à ton ami de ne pas interférer dans notre conversation”, hurlas tu, dès qu’il eut le goût d’émettre un mot. Il me confiera après que tu lui en voulais, ce jour-là, de t’avoir légèrement égratigné dans un de ses reportages radiophoniques.

Cet acte aussi soudain que violent te définissais. Un intellectuel musculaire!
Reconnais-le: tu as le sang trop chaud pour un Alpha. Tu es capable de gros éclats de rire mais d’abord d’être acariâtre, opiniâtre, et, des fois, de tourner le dos à tes amis d’hier, de tes années de dèche.

Tu sais aussi être charmeur. Tes farces me reviennent. Comme lors de brèves rencontres à l’aéroport Heathrow de Londres quand tu y venais prendre part aux universités d’été du parti travailliste ou encore lorsqu’ensemble nous nous retrouvâmes à la réception de l’hôtel Président à Yamoussoukro, en février 1994, aux obsèques grandioses de feu le premier président Ivoirien, Félix Houphouet-Boigny. Je te revois encore tenant en mains le magazine Africa International de notre amie commune Marie-Roger Biloa où tu figurais en couverture. Tu le montrais aux chefs d’état qui passaient, en particulier au parrain, Omar Bongo !

Une part d’amitié

Tu vois Alpha, je crois faire partie de ceux qui te connaissent bien. De pouvoir même revendiquer une part d’amitié envers toi. La dernière fois que nous nous sommes vus fut au Forum de Davos et là, alors qu’il était minuit, tu avais appelé l’ami Bourgi pour me le passer au téléphone. Tu étais guilleret, revenant d’une promenade nocturne dans les montagnes suisses avec rien moins que Bill Gates. Devant tes collaborateurs, tu étais excité. “Toi, me dis-tu, tu m’as appris à parler à la radio et maintenant que je suis au pouvoir, tu ne viens pas me voir”, avant d’ajouter: “ne sais-tu pas que nous avons plus de richesses qu’au Sénégal, amène moi des investisseurs!”.

J’avais retrouvé l’éternel étudiant, rat des campus et conférences, le bagarreur, celui qui parcourait le continent africain et la France pour casser avec ses amis gauchistes tout ce qui s’opposait à l’avènement d’un jour démocratique sous nos contrées.
Tu l’avais payé d’un séjour carcéral et il fallut la mobilisation de tous tes réseaux et copains pour te libérer.

C’est pourquoi même si ton élection en 2010 fut tirée par les cheveux, grâce à l’aide d’une France ingérante, sous le diktat de l’un de tes vieux amis, Bernard Kouchner, les plus orthodoxes militants démocrates fermèrent les yeux.

Surtout qu’hier, comme aujourd’hui, la menace ethnique continue de planer sur la Guinée, avec ton principal opposant, Celou Dallein, parfois jouant le jeu de nouveaux théoriciens de la reconstitution d’un empire peul du Macina.

Le risque d’un projet identitaire supremaciste n’est certes ni une vue de l’esprit ni le fruit d’une quelconque exagération tant certains ne s’en cachent plus. Il n’en demeure pas moins qu’en agissant en pouvoiriste prêt à mettre la Guinée à feu et à sang rien que pour rester au pouvoir, tu donnes des verges à tes adversaires pour te faire tabasser.

L’heure de quitter

La simple vérité est que l’heure de quitter le pouvoir est venue, Alpha. Dix ans à la tête de la Guinée, ça suffit largement. Ne réalises tu pas que tu fais honte à tous ceux qui ont cru que tu étais un démocrate.

Ne comprends tu pas que ces éléments qui se lèvent, furieux, telle une lave incandescente de volcan, ne sont déclenchés que par ton autisme face à la colère générale qui gronde?
Ne vois-tu pas que même les touristes électoraux de l’union africaine (UA), de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (Cedeao) et de l’organisation internationale de la francophonie (OIF) ont décidé de quitter la Guinée comme pourchassés par un regain d’Ebola associé à un coronavirus ? Bientôt les autres organisations internationales plieront bagages, même l’universelle ONU. Les investisseurs aussi. Tu as fermé les portes d’une médiation de tes pairs en refusant de les recevoir. Ce faisant, tu as transformé une sérieuse crise en quadrature du cercle, insoluble…

La Guinée s’est donc couchée cette nuit dans une grande angoisse. Au réveil, entre risques de cliquetis d’armes, retour d’un pouvoir kaki, bain de sang interethnique, implosion générale et renversement de ses avancées démocratiques, il ne lui reste plus qu’une marge très étroite. Au bord du précipice. Était-ce là le but de tes années antérieures de combats pour sa normalisation politique quand tu pourfendais avec verve son écrasement sous le joug verbal haut et fort d’un autre syndicaliste que tu récusais: Sekou Toure?

Il est vrai que le sang Malinke qui coulait dans ses veines irrigue aussi les tiennes.

Serais-tu donc également un dictateur? D’une ethnie qui en produit…

Alpha, ton nom signifie sage: sois-le en rendant le tablier si tu ne veux finir aussi piteusement que Gbagbo ou pire d’une balle sur la tempe.

Tes jours sont comptés: dégage ! En espérant que les autres acteurs politiques transcendent leurs particularismes, leurs prismes identitaires, leurs égoïsmes, car il s’agit bien plus que de restaurer la démocratie mais de reconstruire une nation secouée jusque dans ses fondations les plus intimes.

De grâce, Alpha, comprends que tu as fais ton temps utile, nul n’étant irremplaçable. Et que le syndrome des mandats de trop que d’autres, du Sénégal à la Côte d’Ivoire, surveillent avec gourmandise pourrait être l’étincelle qui mettrait le feu fatal à une poudrière régionale déjà explosive.

Reprends donc tes esprits et dégage…》

Adama Gaye, Le Caire, 29 février 2020
*Journaliste, ancien directeur de la communication de la Cedeao, est auteur de:
Otage d’un État
Et
Demain, la nouvelle Afrique
Éditions l’harmattan, Paris.